•                                               La journée d’une famille française en 1943 à Paris

     

                  Comme tous les jours, je me levais de bonne heure, je m’habillais avec hâte et rejoignais ma mère dans la salle à manger. Elle mettait la table comme à son habitude avant d’aller chercher avec moi le déjeuner quotidien composé du peu de beurre qu’il nous restait avec du pain qu’il fallait aller chercher au centre de rationnement le plus proche, un peu plus bas sur la place Saint-Placide. Nous habitions au 108 boulevard Raspail  dans le 6ème arrondissement de Paris,  ici comme ailleurs la faim était présente, et c’est pour cela que nous partions avec ma mère au plus tôt afin d’éviter les immenses files d’attentes.

    En descendant la rue nous vîmes le drapeau nazi planté au milieu du terre-plein délimitant les deux sens de circulation, mais il était brûlé, la croix maudite était roussie à moitié. Un sympathisant avait sans doute dû la dégrader durant la nuit. Ce matin-là nous arrivâmes plus tard que d’habitude, une queue se formait déjà le long du trottoir, l’affaire d’une demi-heure sans doute. Pendant toute l’Occupation nous ne manquâmes jamais de tickets de rationnement de pain, mon père en avait toujours lorsqu’il revenait le soir, quant aux autres aliments comme l’huile ou le beurre, nous pouvions nous en passer quelques jours, seule restait l’attente. Cette longue attente, sur le trottoir, seule, ou avec ma mère, entourée d’inconnus qui dévisageaient les autres, qui faisaient attention aux personnes qui doublaient, tout cela pour la pitance quotidienne matin, midi et soir tandis que les Boches vivaient dans l’opulence et le luxe, occupant les demeures les plus luxueuses dont ils avaient destitué le propriétaire. Entre tous ces visages inconnus, moi et ma mère préférions attendre à deux, pour discuter, et ne pas rester seules dans le froid. Quand enfin arrivait notre tour, nous tendions notre coupon, le préposé l’arrachait au carnet, nous tendait le pain dans un geste mécanique puis nous cédions notre place, salivant déjà en pensant à ce pain qui ne satisferait, nous le savions par expérience, pas complétement notre faim.

                  De retour à la maison, mon père était déjà attablé, il se levait moins tôt que nous, mais partait toute la journée et ne rentrait que très tard le soir, ou très tôt le matin. Nous déjeunâmes selon une routine bien établie, économisant et ne prenant aucun surplus, puis, père prit son manteau et son chapeau noir, nous embrassa toutes les deux affectueusement et, enfin, cérémoniellement enfila ses gants noirs et partit « sauver la France » comme il disait. Je n’ai jamais su exactement les activités qu’il remplissait, mais je savais que mon père était de « ceux-là », nous hébergions chez nous un poste TSF afin d’écouter aux heures précises la BBC et le Général de Gaulle qui nous encourageait, nous incitait à combattre l’envahisseur. Souvent, il nous faisait aussi un rapport sur l’avancée des Alliés, et ce jour-là j’appris quelque chose d’extraordinaire, les Britanniques avaient triomphé des Allemands en Egypte à El-Alamein, une grande victoire qu’il disait, La libération de la France ne saurait tarder.

    La journée, je jonglais entre les petits boulots et passait mes moments libres à entretenir le poste TSF. Je consignais toutes les transmissions secrètes sur un petit carnet caché précieusement entre les lattes du plancher, quand il rentrait mon père lisait le rapport de la journée puis se couchait. Ces messages étaient souvent codés de telle façon que la tournure prenait un aspect poétique et mystérieux qui me ravissait comme par exemple :

    « Les reproches glissent sur la carapace de l’indifférence », « le cardinal a bon appétit » ou encore « la brigade du déluge fera son travail »

    Souvent, mes petits boulots se limitaient au rôle de coursière ou bien de professeur de piano à domicile, ce qui était mon seul loisir. Cela me rapportait un peu d’argent qui était rapidement dépensé au marché noir afin d’apporter un maigre supplément tel que de la viande ou des légumes à notre repas quotidien. Ma mère quant à elle travaillait toute la journée comme femme de ménage dans le commissariat français du 6ème arrondissement. Un jour elle avait trouvé des documents attestant d’une rafle, le 16 juillet 1942, elle en avait parlé à mon père et nous avions hébergé des Juifs le temps de la rafle, la rafle du Vel d’Hiv.

    Les Allemands se baladant tranquillement dans nos rues en uniforme militaire me donnait envie de vomir. Si mon père ne m’avait pas fait juré de m’occuper du poste TSF, je suis sûre qu’un jour je serais descendue fusil à la main, prête à abattre le premier Boche qui passait avant de me faire arrêter.

    Cela ne m’empêchait pas de faire tout ce qui était en mon pouvoir pour leur rendre la vie impossible. Dès qu’une de leur voiture était sans surveillance, j’en crevais les pneus, dès qu’un Fritz me demandait le chemin dans ses mimiques ridicules ou dans un français inintelligible je le lançais à l’opposé de son but, ce n’était rien, mais au moins, je ne pouvais pas être apparentée à une collabo.

    A la fin de ma journée, après avoir fait travailler le petit Alain au piano, je rentrais à la maison, seule, ma mère reviendrait dans une heure tout au plus, j’allais chercher le pain puis je préparais le dîner, quand soudain on toqua à la porte. J’ouvris avec la crainte de voir un policier Allemand au seuil de l’entrée, la porte coulissa lentement et je vis un inconnu, quoique je cru l’avoir déjà aperçu en bas de notre immeuble semblant attendre mon père. Il avait l’air franc et honnête et me dit calmement : 

    «  Reste calme, quelque chose de terrible est arrivé, c’est à propos de ton père… »

    Mon père, funambule héroïque, était tombé.

    Devoir de Français A.Lacroix 3°1

     

     Affichette de 1943

                  


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