• Mathilde

     

    Mathilde

     

    Photo extraite d'un album souvenirs rédigé par mon arrière arrière grand-mère Jeanne Lesenfans, née en 1903 et décédée en 1996.

     La famille LESENFANS au jardin du Luxembourg en 1942

    de gauche à droite : Françoise la narratrice 15 ans; Jeanne la mère de Françoise, 40 ans; Alexandre le mère de Françoise, 54 ans; Anne-Marie (Annie), 2 ans et Jean-Claude le frère de Françoise, 17 ans.

     

     

    Dimanche 10 avril 1943

     

      Je me réveille et ce matin mes premiers mots sont pour ma petite soeur Anne-Marie, que nous appelons Annie, car aujourd'hui elle fête ses deux ans.

     Nous mettons nos vêtements du dimanche et nous nous rendons, mon père Alexandre, mon grand frère Jean-Claude, Annie et moi-même, à l'église Saint Paul Saint Louis qui est à seulement deux minutes du boulevard Bourdon où nous vivons. Maman nous y retrouvera. Elle est partie tôt ce matin, elle a fait la queue devant l'épicerie avant même l'ouverture, car si elle arrive plus tard, il n'y aura plus de denrées. Il est vrai que ces cerniers temps les ravitaillements sont rares et nous manquons parfois de nourriture. Je vois bien que cela préoccupe maman. Quand nous la rejoignons devant l'église, son visage est apaisé, elle a donc pu acheter à manger pour nous tous, et ça c'est une bonne nouvelle.

     En rentrant chez nous, nous trouvons du courrier dans la boite aux lettres. C'est Edouard Aerts, le mari de tante Marguerite, qui nous écrit. Le pauvre il est en Allemagne et il y travaille depuis presque trois ans maintenant car c'est un prisonner de guerre. Heureusement il est en bonne santé et il garde espoir. C'est ce que j'apprécie chez lui, il a toujours le maoral. Je devrais plutôt dire "ce que j'appréciais chez lui" car la dernière fois que je l'ai vu, je n'avais que douze ans et c'était avant la guerre.

     Maman prépare un gateau pour l'anniversaire d'Annie. Elle ne met pas de beurre, c'est trop précieux et nos cartes de ravitaillement ne nous en donnent que trop peu, nous ne pouvons pas nous permettre de le gâcher. A la place du beurre elle met des oeufs. J'observe qu'elle change discrètement les proportions.

     A midi, nous nous mettons à table. Que c'est agréable d'être réunis en famille! Nous parlons, rions et le repas se passe dans la bonne humeur. Quand arrive le dessert, Annie souffle ses bougies, puis nous mangeons le gateau. Il n'est pas très bon, il est sec. Ce n'est pas grave, maman y a mis tout son coeur et toute la famille est joyeuse.

     Aujourd'hui le ciel est clair, papa propose d'aller faire une promenade au jardin du Luxembourg. Pour cette promenade printannière, maman choisit son plus beau chapeau et nous sortons.

     Après avoir tourné à droite sur la rue Mornay, nous bifurquons sur la rue Sully. Puis nous empruntons le boulevard Henri IV, nous croisons beaucoup de soldats allemands en uniforme, ce n'est pas étonnant, la garde nationale est à quelques pas de là. A la vue des soldats, les visages de mes parents se crispent et ils nous demandent anxieusement de presser l'allure. Certains soldats allemands sont jeunes, ils me paraissent presque plus jeunes que Jean-Claude. Nous continuons notre promenade en passant sur le pont Sully juste au-dessus de l'île Saint Louis. Enfin, après plusieurs minutes de marche rive gauche, nous arrivons boulevard Saint-Michel et entrons dans le jardin du Luxembourg par le portail du même nom. Nous continuons tout droit et arrivons sur le pavillon de la fontaine Paris.

     Avec les beaux jours qui arrivent, les fontaines ont été remises en marche. Je fais descendre Annie de son landeau et elle s'amuse à courir après les pigeons. Elle rit, elle rit, je ne l'ai jamais vue aussi heureuse. Progressivement ce sentiment de joie emplit mon coeur. Je joue avec elle pendant que nous marchons dans les allées du parc. Au moment de quitter le jardin, papa nous propose d'immortaliser cet instant. Tout le monde, même Annie qui est en train de boire au biberon, sourit.

     Puis vers six heures, maman nous dit qu'il faut rentrer. Nous ne sommes qu'au début du printemps et la nuit tombe enxore assez tôt. Il ne faut pas que nous rentrions après le couvre-feu.

     Annie remonte dans son landeau et nous quittons, non sans regrets, le jardin du Luxembourg. Nous empruntons le même chemin qu'à l'aller. Je suis absorbée dans mes pensées, quand au loin le visage d'un homme m'interpelle. Il discute de façon animée avec deux soldats allemands. De sa main droite il sort un papier de sa poche qu'il tend aux soldtats. Je vois sa main gauche faire un mouvement nerveux.

     A nouveau je regarde le visage de l'homme et je le reconnais. C'est mon parrain, Marc Jacob, un ami avec qui mon père a fait la première guerre mondiale. Nous nous avançons vers les trois hommes. Puis je comprends que les soldats ont pris mon parrain pour un juif et lui ont reproché de ne pas porter d'étoile. Après que mon parrain a prouvé qu'il n'a pas d'ascendant juif, les soldats le laissent partir. Chemin faisant, Mr Jacob, c'est comme ça que j'ai l'habitude de l'appeler, nous dit que ce n'est pas la première fois que lors d'un contrôle de routine des soldats allemands le prennent pour un juif en raison de son patronyme. Mr Jacob nous donne des nouvelles de sa famille et nous échangeons sur l'autres sujets plus légers.

     Quand nous arrivons boulevard Bourdon, là où notre promenade s'achève, le soleil est bas à l'horizon. La nuit ne va pas tarder à tomber er il est temps de rentrer.

     Cette journée heureuse restera à jamais gravée dans mon coeur. Et même si ce ne sont que quelques heures de bonheur et d'insouciance, ces précieux instants m'ont permis d'oublier la guerre.


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