• Octobre 1943 par Etienne

    - UN JOUR A PARIS EN 1943– 

     

         Le ciel gris et humide rendait Paris menaçante, en ce matin du mois d’octobre 1943. Les mouettes jacassaient au bord de la Seine, et les parisiens se tassaient chez eux ou essayaient en vain de trouver de quoi manger. Il faisait froid. Très froid : de nombreux clochards mourraient la nuit, sans personne pour les aider. Et le bruit le plus redoutable dans cette cité autrefois appelée « ville-lumière » était le pas des semelles cloutées des chaussures des nazis sur le béton. 

        Nous étions, ma femme Delphine, ma fille Juliette et moi, tous les trois dans notre appartement du onzième arrondissement, rue Saint Ambroise, en train de prendre un petit déjeuner constitué de café, de pain rassis et de marmelade. Nous avions de la chance ; certains de nos voisins ne pouvaient même plus trouver de quoi dîner. Delphine, qui était institutrice avant la guerre, avait choisi de démissionner lorsque les allemands prirent Paris ; comme moi, elle n’était pas d’accord avec les discours du Maréchal et ne voulait pas apprendre de telles absurdités aux enfants qu’elle avait sous sa responsabilité. Elle avait donc quitté son établissement pour travailler chez le boucher du quartier. Maintenant, après la fermeture du magasin en septembre 1942 à cause de la pénurie alimentaire, elle décida de rester à la maison où, sous une couverture de couturière, œuvrait, avec moi, pour la France libre. 

        Notre fille Juliette, pour sa part, n’allait plus à l’école depuis un mois. Sa mère et moi pensions qu’il était trop dangereux pour elle de sortir seule, surtout en fin de journée, les nuits devenant plus longues. Elle étudiait donc à la maison, avec une collègue et amie de Delphine, qui continuait à enseigner mais qui passait donner des leçons à notre enfant. De plus, les bombardements de juillet ayant effrayé tout le monde, nous pensions Juliette plus à l’abri à la maison. 

        A cette époque, je travaillais encore chez le cordonnier et aidais les jardiniers du Louvre à cultiver des légumes pour le Secours National. Et le soir, une fois Juliette au lit, ma femme et moi nous retrouvions à la lueur de la lampe à huile pour copier, rédiger ou mettre en page les manuscrits des journaux de propagande que nous confiaient nos supérieurs, afin de les confier au petit matin à notre contact de la France Libre qui les imprimerait dans la journée pour les français.

         Après avoir fini mes tartines et mon café, je proposai à ma femme et ma fille une promenade le long des quais, histoire de sortir un petit peu. Ce n’était pas l’Occupation qui nous en empêcherait, et comme nous le faisions toutes les trois semaines, à cette époque de l’année, nous décidâmes de partir de la maison jusqu’à l’île de la Cité à pied. Nous enfilâmes nos cirés, prirent notre parapluie et sortir dans ce vent froid du samedi matin. Nous empruntâmes le boulevard Voltaire. Là, les voitures avançaient silencieusement, les passants marchaient visite, l’air pressés, méfiants. 

       Tout à coup, nous aperçûmes une brigade de nazis qui embarquait un homme. Le pauvre malheureux hurlait, et se débattait. Puis, nous vîmes derrière lui une femme et ses enfants, qui semblaient être de sa famille. En effet, les enfants gémissaient, apeurés et la femme pleurait et réclamait son mari à grands cris, en vain. A un moment, un allemand quitta son rang, et marcha vers la femme d’un pas militaire. Elle fit mine de reculer, mais il s’arrêta devant elle, et la gifla si violemment qu’elle s’effondra sur le sol. Il l’insulta en allemand et rejoignit son rang. Instinctivement, je fis un rempart de mon corps entre mon innocente Juliette et cette horrible scène.  

        Nous marchâmes plus vite, et déboulâmes sur la place des Vosges. En ce froid mois d’octobre, quelques badauds déambulaient quand même sur la place. Et même en pleine Occupation, cet endroit restait incontestablement un minuscule havre de paix dans l’océan de chaos qu’était le reste de Paris. Je cueilli un coquelicot pour Delphine, et le lui tendis avec un sourire. Elle et moi devions continuer de rester un couple fort et uni devant Juliette, surtout en cette macabre période. J’aurai tout donné pour voir ma famille réfugiée en zone libre. Puis j’aperçus que ma fille tremblait, et m’avançai vers elle. Puis, après avoir tenté non sans peine d’expliquer à ma fille la violence de l’acte dont nous avions été témoins, nous reprîmes la route. Ma fille était choquée, et moi j’avais peur. 

        La suite du trajet se déroula plus calmement, ou du moins, pour nous. Nous croisâmes une ou deux brigades de boches, et courbèrent la tête à leur passage. Je fulminais intérieurement. Puis, nous passâmes devant l’île Saint Louis, magnifique et triste à la fois. Nous longeâmes les quais, celui des Célestins puis celui de l’Hôtel de Ville, où nous vîmes des policiers réquisitionner des péniches et leurs marchandises, au nez et à la barbe de leurs propriétaires. « Pour l’effort de guerre », dirent-ils. Les pécheurs protestaient. 

        Quelle misère, pensai-je. Quelle misère pour ces pauvres gens. Au moins, ma famille et moi avions de la chance: le maigre héritage des parents de Delphine nous permettait de subvenir à nos besoins. Avec cela, nous pouvions également payer les leçons de Juliette. Oui, nous étions vraiment chanceux, par rapport à d’autres, à cette époque. 

        Je tendis à ma  famille du pain pour le déjeuner, et nous continuâmes de marcher en mangeant en silence. Ma femme nous trouva un banc sur les quais ou nous finîmes notre repas, en observant les vagues de la Seine lécher le bord des quais. En voyant la silhouette de la Cathédrale émerger du brouillard, nous nous relevèrent et finîmes par arriver sur l’île de la Cité. J’avais toujours aimé cette partie de la ville, et ce depuis ma plus tendre enfance. Quand nous fûmes arrivés sur le parvis de la Cathédrale, qui se tenait, majestueuse, indifférente à la souffrance du pays, des policiers se présentèrent devant nous pour nous barrer le passage. « La Cathédrale est fermée », grognèrent-ils. 

        Delphine nous dit qu’elle allait glaner quelques fruits et légumes pour les voisins, dans le marché annexé à la place. Juliette et moi n’avaient pas le cœur à continuer notre visite. Nous informâmes Delphine que nous allions rentrer. Une fois rentrés, Juliette travaillant et moi faisant les comptes nous entendîmes des pas précipités et des cris à l’étage au dessus. Ces bruits provenaient de l’appartement de nos voisins, les Dzolneff, des polonais naturalisés. Je dis à Juliette de rester cloîtré dans l’appartement et montai les marches de l’immeuble quatre à quatre. La porte des polonais était grand ouverte, et à l’intérieur, le désordre régnait. Les pleurs du bébé fusaient dans l’habitacle, ainsi que des ordres haineux lancés en allemand. Je rentrai, et appelai Enid, la maitresse de maison. Un général allemand me tomba dessus. Lorsque j’essayai de lui demander ce qui se passait, il appela ses congénères. Ils durent s’y prendre à trois pour me faire sortir. Une fois sur le seuil, ils me lâchèrent et m’agonirent d’insultes, me frappèrent et me firent clairement comprendre que ce n’était pas mes affaires. Sachant que je ne pouvais rien faire contre trois soldats armés, je regagnai l’appartement et expliquai  l’affaire à ma fille et ma femme qui était revenue. Nous décidâmes de veiller, pour voir ce qui allait s’ensuivre. 

       Vers vingt et une heure, après trois heures d’attente et beaucoup d’inquiétude, des pas dans les escaliers retentirent. Nous entendions nos chers voisins qui se débattaient. Delphine ouvrit grand la porte et tomba nez à nez avec Enid qui portait son fils de six mois dans les bras. Avant que les boches ne puissent l’emporter, Enid et son mari embrassèrent leur fils et le confièrent à Delphine. 

        Sans doute savaient ils que là où ils iraient, leur enfant ne survivrait pas. Depuis la fenêtre nous assistâmes impuissant, à l’arrestation d’Enid et Karl Dzolneff, polonais habitant en France depuis plus de dix ans. 

     Quels monstres, pensai-je, pourraient faire autant de mal à de si gentilles personnes ? Pourquoi ? Quel était le but ? Que pouvions-nous faire, nous parisiens ? Nous laisser faire et courber la tête ? Nous révolter ? 

        Autant de questions sans réponses, qui continuèrent à me torturer l’esprit, pendant deux ans encore. Et même quand l’Atrocité sans nom qui avait duré six ans prit fin, et que la société commença à se reconstruire, le monde ne serait jamais plus comme avant. 

     

    Jardiniers dans le jardin du Louvre qui servait à nourrir les populations pendant la guerre, 1943.


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :